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Strange fruit, de David Margolick

par arbobo | imprimer | 10juil 2006
En 1939 est créée une chanson si réaliste, si violente, qu’elle a provoqué des réactions extrêmes et un tel respect qu’elle a rarement été interprétée.
Cette chanson, c’est Strange fruit, tellement indissociable de Billie Holliday qu’elle a même prétendu parfois l’avoir écrite elle-même (à d’autres occasion elle a dit qu’on l’avait écrite pour elle).On connait le nom de Billie Holliday. Par exemple, il est régulièrement évoqué à propos d’une chanteuse de jazz actuelle, Madeleine Peyroux, dont le timbre de voix est très proche de celui de Lady Day (ce qui est d’autant plus singulier que Peyroux est blanche). On en parle aussi parfois au détour d’un morceau hybride, comme the child de Alex Gopher. Dans ce titre électro, le musicien français utilise un sample de sa voix tiré de God bless the child, qu’elle a co-écrit.

Il y a des choses plus importantes à dire d’elle. Les éditions 10/18 ont une collection de petits textes sur les musiciens, dont un inédit remarquable de David Margolick, Strange fruit. Je vous recommande ce petit livre. J’aime autant ces livres qui plongent dans l’histoire d’un disque, que les biographies plus ambitieuses. Vous allez voir pourquoi.

Abel Meeropol était un professeur juif new yorkais, un gauchiste qui écrivait des pièces et des chansons sous le pseudonyme de Lewis Allan (et non Allen comme on le lit souvent). Le plus souvent parolier, exceptionnellement il a écrit paroles et musique de Strange fruit. Le fruit étrange est le corps d’un noir, pendu à un arbre et dont le sang s’écoule sur les feuilles et jusqu’aux racines pour donner par la suite une amère récolte. Même s’il est poétique et utilise des images, le texte assez court de cette chanson est une description extrêmement crue et particulièrement violente d’un lynchage. Jusqu’aux années 1980, Strange fruit a eu très peu d’interprètes, et a rarement été enregistrée.  Columbia, qui fut l’une des maisons de disque de Bilie Holliday, refusa qu’elle l’enregistre chez eux. Trop politique. La chanson risquait de nuire à l’image du label dans le pays et en particulier dans le sud.

Ce n’est pas par hasard que la chanson a connu ses premières heures de gloire dans un café progressiste de New York.  Le Café society était à ce point racialement mixte qu’on s’y efforçait même de donner les meilleurs tables aux noirs, par principe. C’est là, dans ce lieu tenu par le célèbre producteur John Hammond, que Billie Holliday a obtenu d’inscrire pour la première fois ce morceau à son programme. Strange fruit, en tant que chanson, est un constant malentendu.
D’abord Billie l’aurait chantée par défi et à cause des réticences de Hammond. En 1939, Billie Holliday n’a que 24 ans mais elle a déjà un nom dans le jazz. Certains jazzophiles lui ont reproché d’avoir interprété cette chanson, début de sa déchéance pour les uns, trop politique pour être jazz pour les autres, pas assez mélodique pour coller à son style, etc. Cette chanson lui a attiré des critiques de tous ordres.

C’est une chanson qui dérangeait et qui a marqué profondément de nombreuses personnes. Elle a eu sa vie propre, connue des gens politisés ou touchés par le racisme, elle n’a jamais été un tube. Les radios la passent rarement y compris de nos jours, parce qu’elles reçoivent chaque fois des monceaux de protestations.
Billie Holliday ne la chantait que si l’ambiance lui paraissait suffisamment réceptive. Le livre de Margolick regorge d’anecdotes, par exemple de soirs où un client trop bruyant ou trop peu attentif aux paroles provoquait l’interruption de Billie qui mettait fin brutalement à son concert, tandis que des clients indignés faisaient la leçon au malotru.

Strange fruit est une chanson importante. Elle est parfois considérée comme la première protest song. En tout cas Billie Holliday a fini par nouer avec elle une relation très particulière, un attachement si puissant qu’elle a failli égorger un soir le chanteur Josh White, parce qu’il l’interprétait lui aussi et qu’elle avait fini par estimer que c’était SA chanson à elle.

D’après Margolick, le magazine anglais Q aurait classé ce morceau parmi “les 10 chansons qui ont réellement changé la face du monde”. C’est peut être difficile à croire vu d’ici, inconscients que nous sommes du ramdam que provoquait cette chanson lorsque Billie Holliday la chantait. Mais on change d’avis à la lecture de ce livre.

Billie ne chantait pas ce morceau à n’importe quel moment. C’était le dernier. Il ne supportait aucun prolongement, aucun autre morceau qui n’aurait pu que l’affadir ou le salir. Un soir qu’elle était montée sur scène furieuse à cause d’un de ces blancs racistes qu’elle appelait “cracker”, elle demande à son orchestre “Fruit”. Le pianiste sait que c’est forcément le dernier morceau, alors il s’étonne qu’elle commence par là. Un seul morceau? Billie insiste l’air furieux : “Fruit!”. Ce soir là il n’y eut qu’un morceau.
Les nombreuses personnes interrogées par Margolick témoignent du silence qui accompagnait l’écoute de ce morceau. La salle se faisait silencieuse et l’atmosphère était à ce point lourde que des spectateurs partaient outrés, ils étaient venus se divertir et repartaient avec une boule au ventre. Des spectateurs qui avaient réellement assisté à des lynchages étaient bouleversés et se jetaient sur Billie hors d’eux, furieux qu’elle leur ait fait revivre avec la même intensité l’horreur de la scène.
Un autre témoin rapporte qu’il n’a entendu qu’une fois le morceau à la radio. Il était en voiture, et s’est garé aussitôt. Par respect.

Je n’avais jamais lu ou entendu de pareils témoignages à propos d’aucune autre chanson, même par exemple sur le What’s going on de Marvin Gaye. Les témoignages recueillis par Margolick révèlent que chacun se souvient où et quand il a entendu cette chanson avec une précision sidérante.

Une partie de la puissance du morceau tient à l’interprétation qu’en faisait Billie Holliday. On l’a soupçonnée de ne pas avoir tout de suite compris le sens des paroles, elle qui ne lisait guère que des BD et des romans à l’eau de rose. Mais tout prouve au contraire qu’elle a rapidement ressenti cette chanson intensément. Elle qui ne chantait jamais rien après ce titre, qui exigeait un silence recueilli pour l’interpréter, qui était capable d’entrer dans des fureurs folles à propos de ce titre, elle ne l’aurait pas comprise?

Voilà le premier couplet :

Southern trees bear a strange fruit
Blood on the leaves and blood at the root
Black body swinging in the southern breeze,
Strange fruit hanging from the poplar trees.




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