Spanish caravan
Paris, capitale mondiale de la cinéphilie, sans rivale, permet de se remplir les yeux et de sortir d’une salle le coeur gros.
Enfin, après des années de recherche dans les catalogues de dvd et à scruter l’Officiel des spectacles, j’ai pu voir Cria Cuervos. Curieux titre que celui de ce film. L’expression espagnole complète signifie “élève des corbeaux, ils te mangeront les yeux”, ce qui correspond assez bien à l’ingratitude ressentie par le personnage de la tante. Mais tout le film est vu à travers la 2e des 3 soeurs, incarnée par une enfant au regard pétrifiant (Ana Torrent) et, adulte, par Géraldine Chaplin qui interprète aussi leur défunte mère.
Souvenez-vous, de ce 45t qui traîne derrière un de vos meubles, où l’on voit précisément les visages de ces 2 là. Ce single est devenu un tube international et figure sur toute compilation 80s digne de ce nom, entre Soft cell et OMD. Jeannette y chante Porque te vas, sur un air ambigu. Deux musiques reviennent plusieurs fois dans le film, et Porque te vas est d’abord associée à un moment de jeu et de danse entre les 3 soeurs unies comme les doigts de la main. Mais il y a les paroles, et je ne pourrai plus jamais entendre dans ce titre la légèreté et la gaité que je lui ai si longtemps attribuées, à tord. J’aimais beaucoup ce titre, et aujourd’hui plus encore.
A tous ceux et celles pour qui l’enfance est peuplée de souvenirs lourds et pénibles, et à toutes les personnes qui ont perdu un proche, je ne peux que recommander ce film qui les touchera plus encore que les autres spectateurs. Carlos Saura a signé là un très beau film, qui ne doit pas tout à l’interprétation, excellente, de ses comédiennes. Tourné peu avant la mort de franco, il a dû attendre 2 ans pour sortir en 1976, repoussant d’autant le succès de Jeanette, pourtant paru en pleine ferveur disco. Voilà déjà presque 10 ans qu’elle chantait.
Si ce film a fait beaucoup pour la carrière de Saura, on ne peut en dire autant de Jeanette. Paradoxe, alors que si peu de monde a vu ce film ou s’en souvient, et que si nombreuses sont les têtes où traine la mélancolie aigre-douce de Porque te vas, la chanteuse n’a pas laissé beaucoup de traces.
Ses autres disques n’ont guère passé la frontière de l’Espagne. Pourtant, belgo-espagnole élevée dans plusieurs pays, Jeanette Dimech aurait pu avoir une carrière plus internationale, surtout après le succès à retardement de Porque te vas. Elle a d’ailleurs repris son tube en français. Dans l’une des rares pages que j’ai vues sur elle, j’ai lu une comparaison particulièrement bien vue avec Claudine Longet. Même tendance à des mélodies souvent chouette mais fréquemment sirupeuses, même bilinguisme, même succès hors de son pays natal, et même carrière interrompue prématurément (je reviendrai, c’est promis de longue date, sur l’histoire de Claudine Longet).
Ce qui les rapproche également ce sont leurs voix, étonnamment proches par le timbre et le chant, aérien et clair, tout en voix de tête.
Certains titres sont très honorables, même si Frente a frente est un peu gnagnan c’est mignon, et No digas nada tient une pop 60s de bon aloi, ni meilleure ni pire que celle qui a remplit les charts, un truc qu’on peut écouter en boucle quand on est ado rêveur-se. Bien sûr, elle a aussi donné dans les reprises de succès très plage-cocktail, loin de la violence noire et contenue de Cria cuervos, comme Debajo del platanoero (underneath the mango tree), Que le hancho a mi cancion (look what they’ve done to my song) ou El muchacho de los ojos tristes, sur lequel les langues ont dû faire des noeuds durant les surprise party. On les trouve sur ses compilations, Colection original (1998), Sigo rebelde, ou 15 canciones favoritas (même pour moi, pas besoin de traduire). Soy rebelde rappelle un peu trop les BO feignasse des années 70, mais reste du bon côté de la limite et réussit à être touchante. Du peu qu’elle a chanté, Jeanette avait le talent de donner une mélancolie voire du tragique à ses chansons. Et le tragique, surtout avec autant de retenue, ça a toujours une certaine classe. Je vous concède que lorsqu’elle en rajoute une couche en expliquant Soy triste, ça stérilise par avance l’émotion, et que sur la vingtaine de titres que je connais un bon tiers est à pilonner direct (comme Quando estoy con el). La soupe qu’elle a servi dans les années 80, à savoir la seule qu’on peut trouver à peu près facilement dans le commerce, est produite de manière encore plus vulgos, ce qui est bien dommage car avec des morceaux ayant un peu plus de caractère elle aurait pu se tailler un succès.
(Oyé Papa, oyé Mama)
Mais on trouve aussi de très jolies chansons. J’ai lu que certaines auraient été arrangées par André Popp, décidément gros fournisseur pour les chanteurs étrangers. Un autre morceau comme Oye Papa, oye Mama (ci-dessus), soigné dans une veine très californienne post-western, aurait pu passer en première partie des Mammas and the Papas, justement. Palabras, promesas est dans la même veine, encore une bonne ballade écrite par des gens qui aiment Carole King ou Todd Rundgren, et qui rappelle que, bien utilisé, le triangle est une percussion intéressante. Vous avez bien lu. Soy rebelde tient aussi la route, avec un brin trop d’emphase mais la production est plus coupable que l’interprétation de Jeanette. Ne pleurons pas Jeanette, écoutons la.
(Palabras, promesas)
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