La Cavale, de Robi : danser sur le gouffre
La cavale. Robi a couru les chemins et les routes depuis le premier album qui nous a marqué au cœur. Ce disque pourrait s’appeler “la traversée”. Traversée, comme son auteure, par tant de courants, de forces contraires. Il a fallu en parcourir des mers, des cieux, pour apprivoiser ce souffle incessant, toujours en mouvement, qui descend du volcan. Les mots ont déjà voyagé lorsqu’ils franchissent ses lèvres, seuls les plus endurants ont passé le seuil.
Des paysages défilent dans cet élan, on pense parfois à la forêt, celle de Robert Smith. On évolue sur un volcan, son parcours accidenté, sa masse imposante et menaçante, sa noirceur fertile qui se couvre d’une mousse frémissante.
Chacun des trois disques de Robi a sa propre signature. Sans déparer les uns des autres, ils se laissent reconnaître. Dans La cavale, quelques cordes (Devenir fou, A toi), vents (Être là), piano et orgue se sont fait une place. L’impression si forte de new wave du premier album est ici beaucoup moins évidente, le jeu de masques est plus ambigu et plus déroutant, comme sur l’inclassable Le vent. Les ombres sont mouvantes.
Toujours portée par la pulsation de la basse, instrument qui tient la corde dans sa musique, la voix ne se pose pas comme avant
Le chant aussi est en mouvement. Toujours portée par la pulsation de la basse, instrument qui tient la corde dans sa musique, la voix ne se pose pas comme avant. Est-ce l’influence de Katel, que l’on connaissait chanteuse et qui s’est fondue ici dans le rôle de réalisatrice ? Cette voix plus grave, plus basse, est plus intérieure, plus près des tripes. Et parfois plus envolée au contraire, sur Devenir fou. La marque de Robi c’est ce chant, la répétition des mots qui leur donne une dimension rythmique rare. Elle a repris dix fois les prises du chant, pour finalement revenir aux premiers essais, préférant la vérité des imperfections à des versions trop lisses. « On ne peut compter que sur ses faiblesses », dit-elle en plongeant dans les vôtres ses yeux de jais. Cette lucidité, presque cruelle, dit beaucoup de choses de Robi. Jamais elle ne détourne le regard. Elle fait le choix de ne pas choisir, comme le disait Camus dans Retour à Tipasa : « il y a ainsi un volonté de vivre sans rien refuser de ce monde qui es une vertu que j’honore le plus au monde ».
« Je veux ce qu’ils veulent, ne plus être jamais seule » (Devenir fou). Un orgue sombre implore la fin du calvaire. Mais la bataille continue. Cette cérébrale aux mots choisis, cette littéraire qui sait poser les iambes, vit la musique en corps-à-corps. C’est ce qui rend ses concerts si mémorables. Il y a de la lutte, du combat, dans le rythme martial des marches forcées dans lesquelles Robi s’exténue, dans Devenir fou, dans Nuit de fête. La batterie harcèle les tempes et cette angoisse devient menace. Des bourrasques bruitistes font frissonner nos oreilles, elles nous prennent par surprise, sur Par ta bouche, La Cavale. Crissements, frissons et pulsations, c’est dans la chair que ça se passe. Robi la tatouée porte ses bagages sur sa peau.
Devenir fou
Ce disque réserve aussi des escales durant la cavale, car Être là est important, savoir se poser, dans la lenteur de l’instant partagé, la caresse d’une guitare. On est presque surpris lorsque vient À cet endroit, plus ludique, plus légère. La brutalité des angoisses qui la fouaillent n’enlève rien à la douceur de son rapport aux autres. Sur Danser, la valse nous emporte avec délicatesse, les mains s’effleurent à peine. Elle est joueuse, Robi, il n’y a pas plus lent que cette chanson, alors que pour danser on trouvera tout ce qu’il faut dans Nuit de fête et À cet endroit. Rendez-vous est pris.
« Plus rien n’existait, le passé ne me survivrait pas. » Rien n’efface ce doute. Peut-être que rien n’existe. Quoique Robi achève, toujours subsiste un doute, comme une tâche indélébile. Son obsession est ce gouffre sans fond, ce trou noir où durcit la matière de ses chansons. Comme un quartz, dur mais translucide, cet album offre d’abord peu de prise car il forme un bloc dense. La sobriété des arrangements (quoique moins minimaux que sur le précédent), l’unité de ton, tiennent ensemble les chansons qui s’enchâssent. Sur son bord le plus tranchant, Nuit de fête, on revient pourtant, affûter nos doutes, écorcher nos angoisses.
Cette Nuit de fête porte son titre à la perfection, un groove ténébreux et poisseux, qu’on danse les yeux fermés en boxant les ombres. Avec Robi on habite la nuit comme un pays en soi, à la manière de Timber Timbre qui chuchote pour les hulottes et attend l’aube pour tomber sur sa couche.
La cavale clôture l’album en forme d’ouverture. Elle synthétise les tourments (cette dernière minute bruitiste), cet élan propre à Robi, toujours en mouvement, portée vers l’avant, elle résume l’album en écrivant déjà la promesse du prochain.
La cavale, janvier 2015, chez Athome records
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