Jazz d’hommes, voix de femmes
La sociologie de l’art, c’est un peu la quadrature du cercle. Comment parler scientifiquement, en profondeur, de ce matériau de plaisir et de sensation qu’est la musique, et le jazz en particulier?
En 2007 le CNRS publiait Femmes du jazz, de Marie Buscatto.
Marie Buscatto a fait une étude ethnographique “en observation participante”, puisque la sociologue est aussi chanteuse amateure. En bonne sociologue, elle travaille à rendre visible le caché, à dégager des tendances par-delà les parcours individuels. C’est la partie réussie de cet ouvrage, accessible à tous, même sans connaissance préalable du jazz ni de la sociologie.
Etape par étape, Buscatto nous conduit à ce constat que les chanteuses de jazz sont dans une position subalterne. Voici quelques unes de ses observations et conclusions.
Il n’y a pas une mais de nombreuses raisons à la relégation des chanteuses. Elle tient au chant en lui-même, ainsi qu’à l’image des chanteuses. Elle tient aussi à la forme des réseaux professionnels.
La première raison de cette infériorité est que les chanteuses ne sont pas musiciennes (sauf exception), et que le chant est rarement apprécié par les jazzmen comme nécessitant un véritable travail ni comme permettant une démonstration virtuose. Or la virtuosité, comme nous le confirmait un ami clarinettiste, est ce qui permet d’être respecté, en premier lieu. La place de l’improvisation dans le jazz n’y est d’ailleurs pas pour rien. L’interprétation, qui est la qualité cardinale des chanteurs et chanteuses, n’attire pas le respect à elle seule. Soit dit en passant, on retrouve là une oppositon classique entre le “masculin” valorisé (la technique, la puissance, la “création”, mot-totem des jazzmen) et le “féminin” (la sensualité, l’expression des sentiments, l’interprétation plutôt que la création). On aurait apprécié que l’auteure relève cette opposition typique.
Mais il n’y a pas une raison unique qui expliquerait la faible considération envers les chanteuses (à quelques exceptions près).
Il y aurait donc les “valeurs” inégale de l’instrument et de la voix. Mais les chanteurs semblent mieux s’en sortir, financièrement notamment, que les chanteuses. Le sexe de la personne a donc son importance.
Il joue par la place ambivalente de la séduction. Les femmes, musiciennes comme instrumentistes, se doivent à la fois de “fermer” la séduction et d’être séduisantes. Séduisantes, c’est un atout scénique considérable, et la manière de se comporter, de se vêtir, de se maquiller, compte sur l’appréciation qu’on a d’elles. Mais elles ne peuvent pas “s’amuser” avec les musiciens qu’elles côtoient, sans quoi elles sont immédiatement déconsidérées. Le jeu n’est pas toujours facile à tenir.
Cela a son importance économiquement. On ne peut vivre du jazz qu’en faisant de la scène, et en appartenant à plusieurs formations. Le schéma habituel d’un instrumentiste est qu’il est leader de sa formation (qui porte en général son nom), et “sideman” dans les groupes d’autres leaders qui leur proposent de les rejoindre. Or pour être invité comme sideman, il faut d’abord être constamment dans le circuit, notamment lors de soirées mi-amicales mi-jam session. Or la sociabilité du jazz est masculine, et sans penser à mal on propose moins aux femmes de rester après le concert, on les invite moins pour des week-end entre potes, etc.
Concrètement, il est rarissime qu’une chanteuse soit sidewoman. Or être leader demande plus d’investissement, c’est lui/elle notamment qui démarche et négocie les concerts. Et on est rarement leader de plus d’une formation, 2 maximum. Les perspectives économiques s’en ressentent, et plus de chanteuses décrochent au bout de quelques années, plus que d’hommes en tout cas.
Le couple est l’autre versant de ces réseaux relationnels. Certaines chanteuses sont avec un musicien plus connu qu’elles, mais les opportunités qui en découlent sont directement assujetties à la relation. Lorsqu’elle rompt, la chanteuse perd l’accès à ce réseau, et n’est plus sollicitée. En somme, les chanteuses ne sont pas véritablement insérées dans le milieu des jazzmen, elles restent à la périphérie.
Plus largement, Marie Buscatto décrit fort bien que le respect et les perspectives professionnelles dépendent d’un réseau de sociabilité professionnelle constamment entretenu et le plus élargi possible. Elle montre que, justement, les réseaux sont constitués autour des hommes et laissent peu de possibilité aux femmes de s’y insérer, y compris comme instrumentistes.
Malgré le visible sérieux de l’étude et une bibliographie qui donne envie de tout lire, le livre inspire quelques réserves. Le prestige d’une préface signée Howard Becker ne gomme pas tous les défauts.
D’abord une remarque générale : Marie Buscatto est aussi chanteuse, pas uniquement sociologue, elle place donc le jazz vocal comme composante à part entière du jazz. Elle traite ainsi comme une opinion le fait que le jazz vocal n’ait pas grande réputation dans le milieu du jazz, malgré son succès public. Dans la mesure où l’essentiel des vocalistes sont des femmes, la relégation du style affecte les chanteuses, logiquement. Mais cette approche porte en elle-même ses limites, et l’auteure s’exonère un peu vite de la question clé de la légitimité du jazz vocal.
Le jazz vocal, est-ce un sous-genre au sens d’une sub-division parmi d’autres, ou au sens d’un genre mineur? La question peut aussi bien se poser pour d’autres genres comme le jazz-rock ou le jazz symphonique, par exemple. Comparer les formes de dénigrement dont souffrent les différents jazz mineurs aurait permis de mieux cerner dans quelle mesure la féminisation du chant y tient un rôle.
La deuxième critique est plus formelle. Universitaire, chercheuse au CNRS, Marie Buscatto nous propose le fruit d’une recherche échelonnée sur 9 ans. qui plus est, l’ouvrage est publié aux presses du CNRS, ce qui souligne encore sa dimension scientifique. Or le propos est souvent général, parsemé de très courtes citations éparses tirées soit de la bibliographie soit des entretiens.
Pourtant, avec 46 entretiens elle a constitué un corpus énorme comparé à n’importe quelle thèse de sociologie, mais la lecture ne donne qu’en filigrane le sentiment de la somme de travail sur lequel s’appuie le livre. On a un peu trop l’impression de lire des généralités, d’autant que Buscatto a pris le parti de formaliser peu de concepts, sans doute pour ne pas effaroucher les lecteurs. Les moins férus d’essais seront comblés, mais ceux qui sont plus familiers de la sociologie resteront sur leur faim. On leur conseillera plutôt l’article en ligne (gratuit) dans lequel les conclusions de sa recherche sont présentées sous une forme plus académique et plus condensée.
Apporter la force d’une démonstration scientifique sans barber les lecteurs est un numéro d’équilibriste. De ce point de vue le livre de Buscatto est décevant. En revanche il apporte un éclairage très intéressant et très complet sur les mécanismes qui mettent les chanteuses et musiciennes en position délicate.
La pointe de déception s’accroit par l’intermédiaire de citizenjazz qui nous a permis de lire un article remarquable. En une petite vingtaine de pages (consultables gratuitement), Clare Moss-Couturié utilise l’exemple de Betty Carter pour faire émerger une problématique très large. Précis, pointu, son article est aussi plus théorique. Mais surtout Moss-Couturié n’hésite pas à replacer l’étude de Betty Carter dans son contexte racial et historique américain.
Musique importée et jouée largement par des blancs, le jazz en France ne peut être étudié avec la même approche qu’aux Etats-Unis. On aurait aimé que cette évidence, si lourde de conséquences, soit au minimum mentionnée par Buscatto. On aurait également apprécié qu’elle mentionne, au moins une fois, le scat et son importance dans le jazz moderne.
Le jazz est un univers si codé, si rempli de micro-hiérarchies, qu’en démêler les mécanismes n’est pas une mince affaire. Avec Buscatto et Moss-Couturié, on a désormais 2 bases intéressantes à croiser pour pénétrer cet univers.
Tweet
Effectivement, la couleur des chanteuses doit avoir son importance, surtout quand on s’aperçoit que les chanteuses de jazz qui sont reconnues, tout au moins par le public sont blanches : Sarah Lazarus, Lisa Ekdahl, la toute jeune Melody Gardot et toutes celles que j’oublie, étant bien entendu que, de toute façon, elles font du jazz “de fille”…
c’est plus le côté jazz “de filles” comme tu dis, car Helen Merill ou Peggy Lee, qui sont blanches, se sont imposées assez vite dans les années 50-60.
Aujourd’hui Ilene Barnes, qui est noire, a un succès mérité.
Mais en efet de plus en plus les chanteuses sont blanches, la proportion est très forte et bien plus marquée que chez les instrumentistes.
en France je ne sais pas, mais aux USA ça ne peut qu’accentuer l’idée que le jazz vocal est en fait de la pop “façon jazz” (alors que Gardot, Peyroux, Ekdhal, Krall, ne versent pas dans la mièvrerie de Norah Jones, qui a un organe plus que des morceaux).
Aux USA le jazz est le fruit d’une histoire, et il est une musique d’émancipation, qui reste encore (un tout petit peu) une musique populaire noire chez les plus âgés, la virtuosité de boppers était une rébellion contre le carcan du big band, mais aussi implicitement une revendication de savoir-faire élaboré, de compétence technique, cet affichage de compétence n’a pas le même sens chez des noirs du ghetto et chez des blancs de la middleèclass européenne. Forcément. Et ça, on le sent à la lecture de Moss-Couturié, alors que Buscatto en fait totalement abstraction. Et je crois qu’étudier les rapports entre jazzeux sans considérer le cadre historique de cette musique est en amputer la compréhension.
Moss-couturié souligne aussi fort à propos que le chant jazz a été le support d’un stéréotype culturel américain très fort, celui de la chanteuse noire. La chanteuse noire était (est toujours?) un archétype, support d’une image des femmes noires en général (associées, comme par hasard, à la sensualité).
En outre, là où les observations répétées de Buscatto ne servent pas à grand chose, c’est qu’elle n’en rend quasiment pas compte, ou alors de manière évasive. Elle a beau dire que les musiciens veulent improviser, jamais (un comble!) elle ne nous dit s’il arrive que des chanteuses improvisent ou non, si c’est par choix ou parce que c’est une technique spécifique, et si le cas échéant cette improvisation n’est pas “chantée” (avec des paroles) mais scattée (avec des onomatopées).
autrement dit, on en vient à se demander si elle connait quelque chose au chant de jazz, ou si sa pratique est tellement amateure qu’elle en ignore les grandes lignes. A vouloir être trop “grand public” dans son compte-rendu, je trouve qu’elle prête le flanc à toutes sortes de critiques.
Mais ses réflexions économiques et sur les réseaux sont très pertinentes. Dommage qu’elle commenec par se présenter comme chanteuse pour ensuite nous laisser accroire qu’elle ne connait pas grand chose au jazz :-/
j’ai l’air de faire la fine bouche, d’ailleurs la presse jazz a fait des compte-rendus relativement élogieux de ce livre. Je le trouve pourtant très décevant, j’aurais préféré lire directement son article en ligne (lien plus haut dans mon billet)
je déevloppe sur la “virtuosité” comme preuve de compétence technique.
Buscatto relève un point qu’on m’a confirmé par ailleurs : les musiciens de jazz, surtotu lorsqu’il s’agit d’improviser, utilisent un vocabulaire musicologique très précis, en termes de grille et de tonalité. Les chanteuses observées par Buscatto sont des autodidactes (d’autres ont eu une formation, mais elles ne les a pas forcément interviewées). Lorsqu’un musicien leur propose de baisser ou monter une tonalité de x tons, en autodidactes qu’elles sont, elles ne sont pas capables de suivre la proposition. Idem pour les indications rythmiques (tempo/nombre de mesures).
Là aussi il y a deux choses différentes.
Une opposition formelle dans les modes d’apprentissage, qui a des conséqucens sur la communication chanteurs/instrumentistes.
Mais aussi se joue un mode de “compétence”, qui comme je le disais juste au-dessus, n’a pas la même signification chez des noirs du ghetto et dans la middle-class européenne blanche. Chez les premires c’est une manière de contredire un stéréotype raciste et une manière de gagner sa respectabilité (déjà que le jazz a toujours eu une réputation sulfureuse), alors que chez les seconds c’est vite un signe de pédanterie et d’élitisme.
Pour le redire autrement, à mes yeux en imitant ou s’appropriant les codes des jazzmen fondateurs, les blancs (surtout européens) ont remplacé, sans forcément s’en rendre compte, une contre-aristocratie par une aristocratie tout court.
Logiquement, le jazz est une musique d’intellos en France, CQFD.
évidemment, en y allant à gros trait je simplifie et je généralise.
enfin, un souci portant sur la méthode :
Buscatto a surtout interrogé des chanteuses qu’elle a croisées dans les boîtes de jazz.
OK
Mais il est impossible pour nous de savoir de quoi elles sont représentative. Est-ce qu’elles sotn d’autant plus méprisées qu’elles ne sont pas bonnes chanteuses? Ou méprisées malgré leurs qualités musicales?
Ici le mélange entre interviews en tête à tête et coupures de presse est gênant. Car la presse n’évoque que le haut du panier, les artistes les plus reconnus. Le choix méthodologique de ne pas citer les femmes interrogées, qui est parfaitement légitime, devient handicapant.
Mais il n’est handicapant QUE parce que ces citations sont aites parallèlement à des citations de presse qui elles sont nominatives. Il eut fallu séparer l’analyse des unes (la presse) et des autres (entretiens anonymisés).
en cela le tort de l’ouvrage sera peut-être d’avoir quitté l’ethnographie (étude approfondie d’un terrain) pour lui adjoindre l’analyse d’un corpus de presse qui ne répond pas aux même logiques méthodologiques.
bon sang que je suis sévère… mais plus j’y pense et plus j’ai envie de l’être :-/
Je suis plutôt Fitzgerald que Holliday, par hasard surtout. Ma grande sœur en écoutait dans les années 70 autant que Mama Béa ou Patti Smith. Et pour ma part, c’était la virtuosité de ses délires vocaux sans paroles qui me scotchait. Petit, pour moi, le jazz c’était Ella Fitzgerald et Eroll Garner. Comme quoi.
Ensuite, d’accord, les femmes ont peu leur place hiérarchique (comme décideuses, meneuses, cheftaines de file, etc.) parce que la virtuosité est l’un des fondements du jazz (est-ce pour cela que je déteste autant cette musique intellectuellement parlant). Mais zalors mais zalors : pourquoi ne le sont-elles que par la voix (virtuose) et non par d’autres instruments ? C’est là la question. Depuis les années 40, et les 70 surtout, on connaît de très nombreuses femmes instrumentistes de renom dans le classique. Mais le jazz : presque pas ! Remarque, dans le rock, c’est pas beaucoup mieux.
Face B de mon argumentation partielle, cette virtuosité est, comme tu l’as évoqué 2-3 fois, fondée sur un acte de surreprésentation du joueur qui en fait des tonnes, écrase, dégueule tout ce qu’il a, semence volumineuse. Mais féconde ? M’ouais… Ainsi, un bon musicien qui reste toujours dans la réserve ou la subtilité de percera jamais dans le jazz comme vedette. Un bon sideman, sans plus. Et là, encore, pas de filles. Alors là je m’étonne à nouveau : les formations classiques montrent des femmes à tous les instruments, même les plus volumineux (harpe, piano), et dans le jazz, qued’ !
Brefle : à musique vantarde, musique macho, y a pas à tortiller.
C’était la contribution inutile de Christophe.
Tu es sévère mais sans doute assez juste, cela montre qu’une étude menée sans une bonne méthodologie ne peut être satisfaisante. Si son but avait été modeste avec une bonne méthodoligie, tu ne serais pas si frustré. Elle est probablement trop proche du sujet, trop impliquée pour s’en dégager avec lucidité.
En tout cas, merci pour le petit cours. :)
yep christophe, avec la virtuosité, tu le dis très bien et c’est évoqué par les 2 auteures que je cite, il y a une manière de se comporter, un ethos corporel,
et Moss-Couturié n’hésite à le qualifier de “masculiniste”
(c’est à dire qui valorise exclusivement masculinité, la virilité, pour dire vite).
Les femmes interviewées disent que lorsqu’elles sont dans un morceau improvisé, elles ont l’impression de jouer seule contre une équipe de foot, qu’un seul morceau les épuise. Ou comme tu le dis, elles sont “écrasées” par les musiciens.
Je pense que ça révèle énormément de choses au niveau symbolique, sous tous les angles (du référent symbolique à la violence symbolique).
Et c’est justement pour ça que la lecture de Moss-Couturié est plus indispensable que celle de Buscatto, car elle éclaire les fondements de ce que Buscatto observe ensuite à l’oeuvre (mais sans en donner toutes les clefs).
Le jazz est nettement devenu (surtout hors des USA) une musique de “dominants culturels”. Pas étonnant que ce soit une musique qui valorise le viril, ça va bien ensemble.