Honest homme
L’histoire des musiques populaires est aussi celle des labels, des producteurs, ou même des salles de concerts.
Certains labels ont une ligne artistique, de la Factory au Village vert. D’autres ont aussi une mission. Inavouée.
C’est un peu le cas de Honest Jons. A Londres, plusieurs labels fondés par des collectionneurs-DJ ont fait renaître des morceaux quasi inédits, perdus dans les limbes de catalogues improbables. Je vous en reparlerai. Parmi toutes les compilations soul et funk, on en trouve qui lorgnent plus spécialement vers l’afro-beat, ou sur le berceau de cette musique, le Nigeria.
Honest Jons fait partie de ces labels. La valeur de ces compilations, aux yeux de l’amateur, tient à la qualité des titres retenus mais aussi à leur rareté, et leur cohérence. Le summum consiste à apporter des pièces rares qui datent des origines d’un genre, voire qui le préfigurent.
Mais la qualité d’un catalogue ne se mesure pas seulement à son apport historiographique. C’est encore une chose que j’aime chez Honest Jons, d’un côté ils creusent un sillon très pointu, mais de l’autre ils ouvrent grand les oreilles à ce qui se fait aujourd’hui et maintenant. Par exemple en publiant un album original de Candi Staton, ex demi-gloire des 70s et excellente soul-sister. Ou en sortant une compilation de titres africains récents dirigée par Tony Allen, Lagos Shake, a Tony Allen chop up. Compilation inégale à mon gout, mais qui permet d’entendre un son actuel et peu radiophonique (hormis Bonde do role et Carl Craig, plus connus que les autres).
Cette dernière a aussi pour couverture une photo fabuleuse, tirée d’un recueil stupéfiant de Pieter Hugo.
Tony Allen a d’abord été connu comme batteur du “President”, Fela, fondateur de l’afro-beat. Ce musicien très demandé a depuis une très belle carrière, solo ou par des collaborations.
Nous y voilà.
Le fondateur de Honest John est Damon Albarn. Damon a fait du chemin depuis Blur dont il était le leader, avant de devenir celui du projet Gorrilaz. Ce chemin l’a conduit de plus en plus en Afrique. Il y a enregistré un disque au Mali avec notamment Toumani Diabaté. Il y a aussi noué connaissance avec Tony Allen, justement, qu’on retrouve dans le super-groupe The good the bad and the Queen. Encore un projet de Damon Albarn, qui crée chaque fois un cadre nouveau correspondant à ses idées musicales du moment. Comme son opéra chinois créé l’an dernier au Chatelet.
Mais l’Afrique lui tient définitivement au coeur.
Et elle est donc au coeur de son label Honest Jons records. Au point que le travail d’excavation de vieux stocks oubliés, spécialité des petits labels londoniens, se rapproche ici de l’ethnographie, et des collections d’Alan Lomax.
Il y a quelques années débutait la publication d’une compilation-série, London is the place for me. On compte aujourd’hui quatre volumes de ces enregistrements d’immigrés réalisés en Angleterre. On y découvrait une musique des années 1940 et 1950 bien loin de nos folks traditionnels ou de la pop et la chanson dont nos radios et télés ont gardé la mémoire. Emportant avec eux leur art et leurs traditions, ces africains et musiciens d’autres origines ont posé dès cette époque les jalons d’une ouverture, d’un dialogue des musiques dont Londres est le lieu, la cage thoracique. Certains comme Lord Kitchener ont laissé suffisamment de matériau pour avoir droit à des compilations entièrement dédiées.
Dernier en date, Delta dandies réunit des morceaux “de danse” nigérians des années 1936 à 1941. Si tout cela vous met en apétit, parcourez le catalogue du label, qui regorge de pépites, commes ces enregistrements irakiens des années 1920.
C’est dans cette veine, ou du moins avec une démarche comparable, qu’Honest Jons a entrepris de remonter encore plus dans le temps. Living is hard rassemble des morceaux de musique ouest-africaine enregistrés en Angleterre de 1927 à 1929.
Songez que l’Exposition coloniale qui s’est tenue en France date de 1931, et mesurez à quel point cette période est au coeur de l’histoire coloniale de nos pays. Le mélange des cultures, l’imprégnation du jazz balbutiant par l’Afrique, on en voit le début à travers ce disque.
Un tel travail dépasse le seul cadre musical et la simple curiosité. On est dans un travail de mémoire, voire de construction d’une mémoire jamais autorisée jusqu’ici, qui m’évoque d’une certaine manière ce que pourrait (ou devrait !) être la Cité d’histoire de l’immigration.
C’est là qu’un label devient bien autre chose qu’un producteur. Chapeau bas.
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