Anthony Joseph, l’interview en V.F.
Voici la traduction française de l’interview audio d’Anthony Joseph dont vous pouvez profiter sur cette page. ainsi qu’une présentation de son magnifique album Rubber orchestras.
Portrait de Johanna Benaïnous.
Tu es l’homme de beaucoup de musiques, fondues dans un même style
Oui (il rit), exactement.
En même temps l’ensemble est très cohérent. La trompette par exemple apporte des solos de free-jazz, le saxophone le côté afro-beat.
Le batteur aussi apporte cette touche là.
Etait-ce intentionnel d’avoir des instruments qui jouent un rôle précis?
Non, et je suis surpris que les gens s’arrêtent là-dessus. C’est une manière évidente de travailler avec des musiciens. C’est ce qui se passe quand vous choisissez les bons musiciens, et que vous les laisser s’exprimer. Quand vous créez l’environnement favorable pour qu’ils se sentent libres d’apporter leur contribution musicale. Je ne leur dit pas ce qu’ils doivent jouer.
Je ne vais pas voir le guitariste pour lui dire “je voudrais que tu le joues différemment, je voudrais que tu le joues plus comme Prince, ou comme Santana”. Non, je les laisse jouer, et si je préfère autre chose, je leur demande de la manière la plus polie, “peut-être qu’on pourrait essayer quelque chose de différent?” Je ne suis pas un dictateur, et ce n’est pas seulement moi, c’est un groupe. Chacun apporte sa propre ‘vibe’. Le groupe sait que nous ne faisons pas de la pop, nous n’avons pas cette pression de créer des chansons pop, du coup nous sommes libres de nous exprimer, nous pouvons expérimenter. C’est de cette manière que ça se déroule, chacun apporte sa propre touche (’flavor‘). Mais pour fonctionner de cette manière, il faut que vous ayez choisi les bons musiciens.
En comparant, ce disque sonne plus doux que le précédent.
Oui, je crois que tu as raison. C’est amusant que les gens disent ça malgré tout, parce que le son, sur Bird head son, est plus doux. Le son lui-même, l’enregistrement, est plus doux, alors que celui-ci a plus de dynamique, de puissance, il est plus frontal. Celui de Bird head son est presque lo-fi, du point de vue purement sonore il a moins de dynamique. Mais l’énergie, le jeu, les arrangements, sont plus free (sur Bird head son), en effet. Alors je suis d’accord, mais ce n’est peut-être plus “doux”, c’est plus “contrôlé” je pense.
Une différence minime, c’est que tu chantais un peu plus sur l’album précédent, celui-ci est très parlé. Du coup c’est d’autant plus pertinent de débuter par Griot, ça met l’accent sur ce point.
Beaucoup de choses sur cet album, ne découlent pas du tout d’une volonté “d’insister” sur quoi que ce soit. Les choses arrivent naturellement. Si Griot est le premier titre de l’album, c’est parce que j’ai discuté avec Jerry Dammers qui a produit un titre de l’album, il était chez moi à passer en revue tout l’album, cherchant le bon ordre des morceaux. Il m’a dit, ce serait bien de débuter avec Griot, parce qu’elle porte un message universel, tout le monde peut saisir cette idée universelle, et cela permet à l’auditeur d’entrer dans le disque. C’était son idée. Je trouve difficile, étant l’artiste, de trouver le bon ordre des morceaux, c’est très difficile et c’est mieux de s’en remettre à quelqu’un d’extérieur.
Cela dit c’est amusant que tu dise que cet album est moins chanté.
Toi tu y chantes moins, mais les choristes chantent beaucoup.
Oui, d’accord, d’accord. Car pour cet album, la maison de disque, le label, le management, tout le monde me disait “tu devrais peut-être chanter un peu plus, chanter les chansons”.
Tu chantes beaucoup sur Tanty Lynn, et sur le refrain de She is the sea.
Oui, bien. (rires) Tu as raison, et je chante un peu sur le refrain de Bullet in the rocks.
Tu as souligné la qualité de tes musiciens, mais il y a aussi la qualité des compositions. Tout le monde te parle de Fela, de l’afro-beat, du funk dans ta musique, et à l’évidence il y a tout cela. Mais j’y entends aussi beaucoup de jazz. (il approuve et opine) Par exemple sur Damballah, je pense par moment à We Insist! de Max Roach, et Generations évoque des arrangements de Charlie Haden et son liberation orchestra.
Ah, intéressant.
Mais c’est peut-être aussi à cause de l’angle politique.
Intéressant, je n’avais pas envisagé Max Roach de cette manière. Mais oui, We insist! est un de mes albums favoris. C’est un disque incroyable. Le Liberation music de Charlie Haden, je l’ai mais il ne fait pas partie de mes préférés. Ce qui est amusant c’est que le bassiste l’aime beaucoup. Alors ça vient peut-être de lui.
Les bassistes aiment les bassistes !
(rire) C’est ça.
Je pensais aussi à Attica blues d’Archie Shepp.
Oooooh oui.
Tous ces disques, tous ces artistes, sont très politisés. Vous avez ce point commun.
Plus sur cet album, enregistrer à Londres a joué dans ce sens. Un peu de l’atmosphère de Londres a imprégné la musique, le contexte politique. Nous avons enregistré à Dalston, tout près de là où les émeutes ont eu lieu cet été.
(Me’Shell, de passage au label, vient toquer à la porte et saluer Anthony qu’elle aimerait rencontrer, puis nous reprenons)
Je voulais justement t’interroger sur ces émeutes. Les premières réactions, dans la presse, étaient de dire “on ne voit pas le message politique de ces émeutes”. Puis après deux-trois jours, des habitants se sont rassemblés pour nettoyer leur quartier, et cela m’a rappelé ce titre de Philadelphia International de 1976, “Let’s clean up the ghetto”. A Londres aujourd’hui, quel retournement de l’histoire! (il rit) C’est peut-être le rôle d’artistes comme toi de réintroduire de la politique dans la vie des gens?
C’était le moment pour moi, de m’attaquer à nouveau à un contenu politique. Les deux disques précédents que j’ai faits, étaient très littéraires. Bird head son parlait de moi, de ma jeunesse à Trinidad. Sur cet album, je voulais qu’il y aie quelques chansons qui soient extérieures à moi, qui parlent de ce que vivent d’autres gens, de la communauté. Generations parle d’un vaste éventail d’ancêtres. Pour moi le moment était venu. Et les émeutes, c’était complètement politique, pour moi il s’agissait à 100% de politique. Quoi de plus politique que des émeutes? C’est politique au plus haut point.
Ce qui est amusant, c’est que j’ai appris une chose en assistant à ces émeutes. Il est très facile, si vous avez un objectif politique, une bonne organisation, et des masses qui vous suivent, re vous emparer de l’Angleterre. (rire) Vous pouvez déborder le gouvernement et provoquer le chaos (’havoc‘). Facilement. Pendant deux jours, la police a été incapable de quoi que ce soit. Imagine s’ils avaient su ce qu’ils faisaient et suivaient un objectif politique. Ils étaient organisés, mobilisés, ce serait terminé, ce serait l’anarchie.
On se demande s’il faut s’en réjouir ou s’en inquiéter. Un peu des deux peut-être.
Un peu des deux. C’est excitant quand tu regardes de loin, mais quand ça se déroule dans ton quartier c’est effrayant (rire).
Tu viens de Trinidad, et dans une interview tu décrivais le multiculturalisme réussi de cette société. Justement, certains ont vu dans les émeutes anglaises l’échec du multiculturalisme à l’anglaise, qui était jusque là montré en exemple au reste de l’Europe. Peut-être est-il temps pour la blanche Europe de regarder du côté de ses anciennes colonies et s’inspirer de celles qui s’en tirent très bien. Mais sommes-nous prêts à un tel retournement?
C’est possible. C’est une idée intéressante. Le multiculturalisme ne fonctionne pas. Parce que le multicuralisme suppose qu’il existe des poches, séparées, la culture bangladaise, la culture jamaïcaine, la culture trinidéenne, la culture chinoise, et qu’elles vivent toutes en harmonie à côté les unes des autres (il tend ses doigt bien écartés les uns des autres). Mais ce n’est pas ainsi que sont les vies de gens. Les gens ne vivent pas dans des poches isolées, les gens vivent ensemble.
Là où j’habite, j’ai un restaurant chinois juste à côté d’un restaurant africain. Il y a une boulangerie grecque juste à côté d’un pub anglais. Les gens ont plus des cultures croisées (’crosscultural’), que multiculturelles. Le multiculturalisme, ce sont les Chinois ici, les Indiens là, c’est ça, et on dit c’est génial, on a toutes ces cultures qui cohabitent les unes à côté des autres n’est-ce pas génial, et nous sommes tellement tolérants et blablabla. Mais en réalité les gens vivent de cette manière (il croise ses doigts pour symboliser l’entremêlement des cultures).
Blancs, noirs, métis, l’Angleterre est très mélangée. Les gens n’ont pas l’air de le réaliser. Ce n’est pas Los Angeles, Los Angeles oui c’est une ville multiculturelle.
Est-ce que ce sont des questions sur lesquelles tu travailles en que chercheur universitaire? Je n’ai pas trouvé le sujet de ton doctorat en cours.
Je travaille à un roman sur Lord Kitchener. En réalité je fais deux choses. Tu connais lord Kitchener? Le trinidéen, l’artiste, pas le général anglais. Lord Kitchener était un chanteur de calypso, qui est venu de Trinidad en 1948 et a vécu en Angleterre jusqu’en 1963-64. J’écris un roman inspiré de sa vie. Et j’écris également un essai qui accompagne le roman, qui porte sur la fragmentation, la fragmentation de la psyché coloniale. C’est un projet très lourd sur lord Kitchener, que j’ai entamé à sa mort en 2000, il y a déjà 11 ans, c’est un gros projet.
Alors je propose que nous terminions sur ce projet de livre.
Si tout va bien, ce truc sur Kitchener pourrait aboutir bientôt, ce sera peut-être la matière du prochain album. Qui sait? (rire)
Merci Anthony.
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Très bonne interview, pour - comme d’hab - un excellent album d’Anthony Joseph…
J’ai pas entendu grand chose de terrible ces derniers temps, heureusement qu’il est là !
merci GT ^^
bel album en effet, en revanche je trouve que ces dernières semaines de bons disques sont sortis ou en train de sortir, je suis moins frustré que l’an passé. mais on reparlera lors de nos bilans d’étape :-)
Et de la “vraie” reprise du CDB !
Sinon, sans transition aucune, il y avait pas un truc sur Paris dans les articles où tu parlais - et demandais aux blogueurs de le faire - des bons coins musicaux dans les villes ? Je me souviens des articles sur Marseille, pas sur Paris.
Car j’ai un lecteur qui vient d’emménager à Paris pour ses études et me demande si j’y connais de bons coins… mais bon, je vais trop peu à Paris pour avoir de bonnes adresses, je vais le renvoyer vers ton blog si t’as un article (ici ou ailleurs) à lui proposer sur la question…
c’est plus compliqué ça :-)
et ça mérite un article, buddy
C’était juste au cas où il y en avait déjà un sur Paris dans cette série d’articles, je ne te demande pas d’en faire un, bien sûr^^